Retour

La Gloire et le Deuil. Du souvenir du soldat à la mémoire du combattant, 1919-1939.

La Gloire et le Deuil, ou le Janus de la victoire

Au soulagement de l’armistice s’ajoute la joie de la victoire, acquise au prix de millions de morts. Malgré les destructions, les pertes et un deuil de masse inégalé, un sentiment de liesse emporte les Français dans les mois qui suivent l’armistice. Les fêtes de la Victoire, le 14 juillet 1919, sont un véritable triomphe à la France en armes. Mais le deuil baigne aussi la vie publique. L’inhumation du Soldat inconnu en 1920, puis l’érection des monuments aux morts et des grandes nécropoles font peser sur la société le poids d’une dette qu’elle a contractée avec ses morts, entre hommage et sacralisation.

L’ancien combattant, figure sociale et politique

Les anciens combattants, souvent jeunes, occupent de façon inédite un espace public où certains peinent à trouver leur place. D’autres jouissent d’un prestige nourri de l’aura du sacrifice et de la victoire, alors que l’on instaure un droit à réparation. La France cherche-t-elle à compenser, au-delà de la reconnaissance, le martyr de ses soldats ? Ces derniers oscillent de l’engagement au refus du parlementarisme, représentant une force nouvelle dans le paysage politique. La multiplication d’associations d’anciens combattants structure le champ social et mémoriel, et contribue à ancrer la figure de l’ancien combattant, parfois jusqu’à l’excès, dans une société en pleine évolution.

Indissociables de la période, gloire et deuil se répondent, dans un dialogue des mémoires qui dessine celle de la Grande Guerre. Comment les concilier et faire de cette dualité ambivalente, d’une ampleur inédite, un moyen de « sortir de la guerre » ? C’est ce que cette exposition interroge.

Découvrir

Le casque Adrian : les Poilus au défilé de la Victoire.

CASSAING, Bas-relief ornemental représentant la Victoire ailée et la Soldat inconnu sous l’arc de Triomphe, plâtre sur structure métallique, [s.d.]. SHD/DBIB

En août 1914, le fantassin français ne dispose d’aucune protection de tête, mais simplement d’un très voyant képi rouge. Face à l’ampleur des pertes dues aux blessures à la tête, dont 80% sont mortelles, les mois qui suivent l’entrée en guerre donnent lieu à des essais d’amélioration de l’équipement. Le 15 avril 1915, le sous-lieutenant Louis Adrian (1859-1933) présente au grand quartier général un modèle de casque métallique. Celui-ci est rapidement adopté, prend le nom de son inventeur et devient un symbole des poilus.

Le casque Adrian : les Poilus au défilé de la Victoire.

Le 13 novembre 1918, Joseph Denais, député de la Seine, propose une loi visant à permettre à chaque homme de conserver son casque de combattant. Le 18 décembre est finalement décrété que chaque officier ou soldat appartenant ou ayant appartenu à une formation des armées recevra un casque muni des inscriptions suivantes : Nom et grade, SOLDAT DE LA GRANDE GUERRE, 1914-1918 ». Il faut attendre le 16 avril 1919 pour que soit publié un texte plus détaillé sur la mise en œuvre de cette mesure, spécifiant par exemple que les inscriptions prévues doivent être gravées sur une plaquette en laiton repoussé, à fixer sur la visière du casque. La plaquette comprend un cartouche ovale destiné à recueillir le texte, encadré de deux branches de lauriers.

Les militaires démobilisés partent ainsi avec leur casque et doivent laisser leurs coordonnées au dépôt qui est chargé de leur faire suivre la plaque commémorative. Ceux démobilisés ou réformés avant le 20 décembre doivent en faire la demande auprès du régiment ou du service dans le lequel ils ont servi. Les familles des soldats tués doivent quant à elles en faire la demande via le maire auprès de la direction générale des pensions. Les plaquettes ne sont pas gravées, sauf demande contraire, afin de laisser à chacun le soin d’ornementer la plaque à son goût. Cette mise en place tardive permet de douter que les plaques ornaient les casques au moment du défilé de la Victoire. Le 16 mai 1920, la mesure est étendue aux marins ayant pris part aux combats aux cotés des formations de l’armée de terre de 1914 à 1918.

Un symbole pour l’éternité, le Soldat inconnu

La figure du Soldat inconnu a suscité un élan créatif important dans l’entre-deux-guerres, touchant tant la littérature que la musique, les arts graphiques que les arts décoratifs. Beaucoup d’artistes, souvent anonymes, se sont ainsi mobilisés, proposant leurs créations pour la célébration de la victoire et le souvenir du sacrifice. C’est notamment le cas de ce rare bas-relief, projet d’ornementation pour un monument commémoratif.

CASSAING, Bas-relief ornemental représentant la Victoire ailée et la Soldat inconnu sous l’arc de Triomphe, plâtre sur structure métallique, [s.d.]. SHD/DBIB

Un symbole pour l’éternité, le Soldat inconnu

Haut d’une soixantaine de centimètres, le bas-relief se présente sous la forme d’une plaque de plâtre verni sur armature. Ce projet date sans doute des années 1920, puisqu’y apparaît la reproduction de la tombe du Soldat inconnu et de la flamme qui y brûle en permanence. C’est donc au centre de l’arc de triomphe que se place la scène, dont les personnages principaux, le Soldat inconnu et l’allégorie de la Victoire, trônent dans un faisceau de lumière surgie de la flamme de la tombe. Armée d’un glaive, attribut rappelant la Marseillaise de Rude, la Victoire au visage fermé pose d’un air compatissant son bras sur l’épaule d’un Soldat inconnu dont la représentation ne laisse pas d’étonner. Si sa position, droite et bras croisés, n’est pas sans évoquer une attitude de défi, elle rappelle surtout la position mortuaire courante, que vient renforcer l’aspect cadavérique du visage, impressionnant de réalisme, et que l’on retrouve dans la figure morbide du monument du Mort-homme (1922), près de Verdun.

La plaque, retrouvée dans un grenier du sud de la France, a vraisemblablement été conçue comme un projet d’ornementation pour un monument de grande taille et destiné à la commémoration des morts de la Grande Guerre. Sculpté par Cassaing, l’objet paraît être attaché au sud-ouest de la France, comme le laisse présager la mention « Lourdes », notée sous la signature. Dans quel but l’artiste l’a-t-il créé ? Commande publique ? Initiative personnelle ? A-t-il donné lieu à une déclinaison en bronze ou en pierre ? Autant de questions soulevées, et qui restent à élucider.

Un monument aux morts… de papier

A l’heure où la France se couvre de monuments aux morts érigés dans une société civile meurtrie, certaines unités se dotent de leur propre « monument de papier » pour rendre hommage à ceux de leurs soldats tombés au champ d’honneur. Le 79e régiment d’infanterie compte parmi ces unités soucieuses de retranscrire dans un document de prestige la mémoire du régiment. Cela n’est pas un hasard si cette unité s’inscrit dans cette dynamique mémorielle : caserné à Nancy et Neufchâtel, le 79e RI est particulièrement exposé à l’ennemi lors de la Grande Guerre.

Le Clocheton, A nos morts : livre d’or des 79e, 279e RI et 52e RIT, 1938. SHD/DBIB/R F°17

Un monument aux morts… de papier

A la fin de celle-ci, l’association des anciens combattants du régiment, nommée « le Clocheton », par allusion à un fait d’armes de l’unité lors de la guerre de Crimée (1853-1856), lance un appel à souscription. Le projet est à la fois simple et ambitieux : réaliser un document d’exception en hommage aux camarades tombés au front. C’est ainsi qu’en 1937, l’affichiste Jean d’Ylen et le graveur Edmond Becker, eux-mêmes anciens du régiment, réalisent une reliure d’argent massif de style Art Déco, pesant près de quinze kilogrammes. Le plat supérieur arbore en relief un champ de croix, rappelant le poids du sacrifice consenti par le régiment. Au plat inférieur, les armes de la ville de Nancy jouxtent la signature des artistes. Le dos est quant à lui représentatif de l’esthétique architecturale Art Déco : surmonté du titre « à nos morts » inscrit dans un fronton, un ensemble de bandes verticales achèvent de donner à l’ouvrage un aspect monumental. Les pages de garde de tissu de fils de métal argenté ouvrent ensuite le document, dont les pages, encadrées d’un filet brun, d’une fourragère et d’une Croix de Guerre, se couvrent d’une belle écriture manuscrite. Ce sont près de 6 000 noms de soldats morts pour la France, qui y sont inscrits, soit le double de l’effectif d’un régiment d’infanterie à l’époque, accompagnés de gravures de Léon Husson, représentant quelques-unes des batailles les plus héroïques et les plus meurtrières de l’unité.

Objet de tradition du régiment autant que lieu de mémoire, ce document exceptionnel témoigne d’un double mouvement cathartique pour les vivants et de glorification des morts : à l’instar d’une inscription au drapeau, ce document rappelle le prix de la victoire et de l’honneur, et souligne combien le souvenir et l’exemplarité, portés par l’esthétique, a de l’importance dans le cadre militaire.

 

 Vidéo : "Un monument aux morts" de papier : le livre d'or du 79e régiment d'infanterie. 

Présentation par Constance de Courrèges d'Agnos et Jean-François Dubos, commissaires de l'exposition.

Accéder à la vidéo.

Se réinsérer, malgré tout

Dorival et Capon, Affiche pour l’association générale des mutilés de guerre, Paris, 1917. SHD/DAI/ DE 2017 PA 65

L’Association générale des Mutilés de la Guerre est fondée dès 1915 sous le haut patronage du président de la République Raymond Poincaré. Elle publie un premier bulletin en 1916. Cette affiche est réalisée dès 1917, car le monde des anciens combattants apparaît avant même la fin du conflit avec les soldats mutilés qui retournent dans leurs foyers. Cette affiche est due à deux artistes qui travaillaient alors ensemble : Geo Dorival, de son vrai nom Justin Marie Georges Dorival (1879-1968), élève de l’École nationale des arts décoratifs, et Georges Capon (1890-1980) qui fut élève de l'École supérieur de dessin et de modelage Germain-Pilon à Paris. Leur travail commun en général, et cette affiche en particulier, montre l’importance des anciens combattants invalides dans la société qui se dessine alors ; c’est un message d’espoir au milieu d’un océan de détresse.

Se réinsérer, malgré tout

Si les soldats blessés rejoignent le front après une convalescence plus ou moins longue, les soldats mutilés, invalides, bénéficient d’une réforme définitive de tout service militaire ainsi que de pensions liées à la gravité de leurs infirmités. Mais la loi sur les pensions datait de 1831 et leurs montants n’étaient plus adaptés. En outre, l’armée ne présentait les blessés en commission de réforme que lorsque leur état était stabilisé, en attente d’une réforme éventuelle, d’où une contrainte d’inactivité pour beaucoup d’entre-eux.

Cette affiche fait le lien entre tous ces soldats issus de milieux très différents, urbains ou ruraux, anciens officiers et anciens soldats. Ici un officier du 46e régiment d’artillerie amputé d’un bras serre la main d’un chasseur à pied estropié. Ils portent chacun la plus haute décoration possible pour leur grade (l’officier est décoré de la croix de chevalier de la Légion d’honneur et le soldat porte la Médaille militaire). Ils sont unis par le port commun de la Croix de Guerre, symbole des combattants ayant connu le feu. Même de retour dans leur foyer et définitivement réformés, ils continuent de porter leurs effets militaires, par fierté mais aussi parfois par manque de moyens pour pouvoir acquérir des vêtements neufs. Si ce document présente un aspect relativement positif du retour des mutilés, il ne faut pas oublier que la plus grande partie des 388 000 mutilés français étaient devenus une charge pour leur famille, malgré leur statut de héros. Cela explique la création de l’association générale des mutilés de la guerre en 1915, qui se regroupe pour s’entraider mutuellement et obtenir un véritable statut dans la société.

Un nouveau rôle politique, une nouvelle place sociale

Après quatre années d’interruption du cours normal de la vie démocratique, de nouvelles élections législatives sont fixées en 1919. Les députés qui siégeaient alors avaient été élus le 1er juin 1914, et la population française, après une guerre longue et meurtrière, reprenait le chemin des urnes. Ce d’autant plus que les politiques étaient réputés avoir échoué dans leur tâche de protection du pays : la guerre n’avait pas été évitée, et les longues allocutions des députés à la Chambre semblaient vaines face à la réalité violente de la mort au quotidien. Aussi les anciens combattants, tout juste démobilisés, sont pressentis pour remplacer des politiques vus comme dépassés, inefficaces et d’autant moins respectables que, non mobilisables, ils étaient restés à l’arrière à débattre à l’Assemblée, tandis que les soldats montaient au front. Ce décalage important a provoqué un phénomène de transfert : puisque les poilus ont été braves devant l’ennemi et que grâce à eux, la France sort victorieuse d’un conflit long et dur, alors ils auront la capacité de gouverner le pays et de le reconstruire. En novembre 1919, ce sont ainsi 237 anciens combattants qui prennent place au Palais-Bourbon, constituant une Chambre « bleu-horizon », par analogie avec la couleur de leur uniforme. Parfois peu politisés, les anciens combattants sont courtisés par les partis politiques, qui ont pris conscience de l’intérêt de s’attacher leur notoriété et leurs états de service élogieux. Bien que ne constituant pas un groupe politique spécifique, ils participent très majoritairement au Bloc national, constituant la majorité de droite, même si certains anciens combattants siègent dans l’opposition, souvent dans une démarche pacifiste.

Le Petit Journal, 21 décembre 1919. Collection particulière

Les anciens combattants, d’une guerre à l’autre

Ministère des anciens combattants et pensionnés, affiche de la journée nationale du 9 octobre 1938, Paris, 1938. SHD/DAI

Parmi les nombreuses productions imprimées (affiches, timbres, cartes postales) réalisées à l’occasion du vingtième anniversaire de l’armistice de 1918, l’affiche du ministère des anciens combattants et pensionnés réalisée par Degorce mérite que l’on s’y arrête. En effet, à une recherche esthétique indéniable se mêle le message officiel d’un gouvernement soucieux de se souvenir de l’importance de la paix, dans un contexte international tendu.

Les anciens combattants, d’une guerre à l’autre

Dépendant du ministère des pensions, rebaptisé en avril 1938 ministère des anciens combattants et pensionnés, le Comité des cérémonies officielles du vingtième anniversaire de l’armistice œuvre pour faire de cette commémoration une journée mémorielle plus importante encore que les précédentes, impliquant la nation tout entière. La constitution de ce comité ainsi que la rhétorique de l’affiche tendent à associer cette journée nationale du 9 octobre 1938 tant aux fêtes de la victoire de 1919 qu’aux cérémonies mémorielles du 11 novembre, tant à la gloire qu’au deuil. C’est en particulier ce qui transparait dans le discours : « Français, associez-vous aux fêtes de la victoire / souvenez-vous de ceux qui sont morts pour une / France libre, puissante, pacifique/ versez votre obole et achetez le timbre ». Nous sommes bien là dans un contexte de souscription, de financement participatif comme la période de l’entre-deux-guerres en a connu de nombreux. Mais la mise en exergue des fêtes de la Victoire et du souvenir prennent ici une dimension nouvelle, par rapport à 1919 : les concepts de liberté, de puissance et plus encore de pacifisme reflètent le contexte à la fois tendu des années 1930, en particulier en Europe avec la montée des nationalismes, mais aussi l’aspiration sociale au règlement diplomatique et pacifique de ces tensions et au maintien de la paix, celle qui fut si chèrement acquise lors de la Grande Guerre, que l’on espère encore être la « der’ des der’ ».

Les teintes tricolores de l’affiche inscrivent cette dernière dans une rhétorique patriotique, que vient renforcer la place centrale de l’arc de triomphe épuré, néanmoins occupant près du quart de l’espace. La multitude des soldats formant deux défilés parallèles imprimant une dynamique de lecture s’achevant au pied de l’arc, souligne encore la dimension nationale de la commémoration par l’insistance sur le nombre, tout en déployant la thématique de la paix à travers l’évocation des troupes alliées, dont l’ébauche des uniformes, notamment du casque des Tommies anglais, rappelle la nécessaire dimension internationale de la paix.

Ironie du sort, quelques jours avant la journée nationale du 9 octobre 1938 se sont tenus les accords de Munich…

Pour aller plus loin : le catalogue de l’exposition

Le catalogue de l'exposition :

PARTIE 1 : La Gloire et le Deuil, ou le Janus de la Victoire

PARTIE 2 : Les anciens combattants, figure sociale et politique

 

Le livret pédagogique sur l'atelier des monuments aux morts du Service historique de la Défense

La bibliographie sélective